Le retour du fétichisme Auguste Comte aurait-il eu raison ?

On peut envisager le fétichisme comme ayant primitivement ébauché un ordre très élevé, et trop peu senti encore, d’institutions humaines, destiné à régler convenablement les relations politiques les plus générales, celles de l’humanité envers le monde.

Auguste Comte, Cours de philosophie positive.

Rien n’est plus facile que de critiquer la politique positive, et on ne s’en est pas privé. Éloge de la dictature, critique du régime parlementaire et des droits de l’homme, condition féminine : tout se passe comme si Comte avait pris plaisir à donner des verges pour se faire battre.

S’en tenir là est toutefois se montrer encore trop indulgent. La réhabilitation du fétichisme disciples. Non seulement Comte, comme l’attestent les trois piliers de la chapelle de l’Humanité de la rue Payenne, y posait l’existence d’une trinité positiviste – le Grand-Être (l’Humanité), le Grand-Fétiche (la Terre) et le Grand-Milieu (l’Espace) –, mais il en était venu à supposer que « la Terre, quand elle était intelligente, pouvait développer son activité physico-chimique de manière à perfectionner l’ordre astronomique en changeant ses principaux coefficients  », ou encore qu’« à mesure que chaque planète s’améliorait, sa vie s’épuisait par excès d’innervation, mais avec la consolation de rendre son dévouement plus efficace1 ». De tels passages, qu’on aurait préféré ne pas lui voir écrire, ont suscité les sarcasmes de Pareto et de Mill, et il est difficile de donner tort à ce entreprise dans les dernières années de sa vie l’a conduit à donner à la religion positiviste un tour qui a embarrassé jusqu’à ses plus fidèles dernier quand il voyait dans ces divagations « la triste décadence d’un grand esprit2 ».

S’il y a lieu de sortir de l’oubli ces ultimes développements du positivisme complet, c’est qu’on peut se demander si l’on n’assisterait pas aujourd’hui à un retour du fétichisme, en sorte que ce qui pouvait apparaître comme des élucubrations aurait en réalité un caractère visionnaire et que le reproche à adresser à Comte serait plutôt d’avoir été trop en avance sur son temps.

Le fétichisme au goût du jour

Certes, vu les connotations dépréciatives du mot, ceux qui participent de ce mouvement se gardent bien de se présenter comme des fétichistes, mais divers indices donnent à penser que c’est bien à un processus de réenchantement du monde qu’on a à faire.

Le cas le plus clair est celui de l’hypothèse Gaïa, formulée dans les années 1970 par James Lovelock et qui a connu un prodigieux succès. La Terre y est présentée comme un être vivant, à qui l’on n’hésite pas à attribuer des sentiments : elle n’est ni une mère protectrice ni une fragile jeune fille mais, comme chez Comte, elle développe son activité physico-chimique dans le but de fournir aux vivants des conditions d’existence favorables.

Abstraction faite du caractère métaphorique de telles descriptions, parler d’hypothèse Gaïa semble inapproprié, du moins si l’on entend par là une hypothèse scientifique. Celles-ci doivent en effet pouvoir être soumises au contrôle de l’expérience, et l’on ne voit pas que ce soit le cas. Il faut plutôt y voir une invitation à changer notre façon de penser notre rapport au monde, invitation qu’on peut par ailleurs juger tout à fait recevable et dont on doit également admettre qu’elle s’appuie sur des considérations scientifiques.

Les multiples tentatives faites pour attribuer des droits à la nature vont dans le même sens et l’on pourrait parler à leur propos d’un crypto-fétichisme. Il n’est plus question d’intention, bienveillante ou malveillante ; il s’agit cette fois d’étendre le concept de personne, entendu au sens juridique, à des êtres inanimés, de façon à en faire de nouveaux sujets de droit. Quand, en 2017, le Parlement néo-zélandais a adopté un texte reconnaissant la personnalité juridique au fleuve Whanganui, c’est à la demande des Maoris, qui invoquaient notamment des traditions ancestrales où il ne devrait pas être difficile de retrouver des traces de fétichisme. Plus près de chez nous, pour protéger les glaciers contre les effets du réchauffement climatique, certains demandent que leur soit attribuée une personnalité juridique. Devant de telles initiatives, la question se pose bien : Comte aurait-il eu raison ? Ne nous aiderait-il pas à voir ce qui est en jeu dans les débats d’aujourd’hui ?

Aux origines du Grand-Fétiche

Pour y répondre, commençons par chercher à comprendre comment l’auteur du Cours de philosophie positive en est venu à faire de la Terre le Grand-Fétiche. Avant même de chercher à réhabiliter le fétichisme, les raisons qu’avait Comte de s’y intéresser ne manquaient pas3. Celui-ci nous renvoie en effet aux tout débuts de l’histoire humaine ; aussi est-ce par là que commencent les grandes leçons historiques du Cours.

Pour le caractériser, Comte reprend Bossuet : « Tout était dieu, excepté Dieu même. » Comme la théologie, le fétichisme interprète la nature morte d’après la nature vivante, « mais ils diffèrent profondément quant à la conception de la matière, que la première suppose vivante et le second inerte  ». Cette différence renvoie à deux conceptions de la causalité, l’une directe, l’autre indirecte, « suivant que[l]es volontés souveraines résident dans les corps eux-mêmes, ou seulement dans des êtres surnaturels4 ».

Dès cette époque, comme le montre la citation donnée en exergue, Comte reconnaît au fétichisme le grand mérite d’avoir pressenti la nécessité de « régler convenablement les relations politiques les plus générales, celles de l’humanité envers le monde  ».

Nous sommes ainsi invités à remonter à la biologie et même jusqu’ à l’astronomie. L’homme est un être vivant. La biologie pose le rapport entre l’organisme et son milieu comme constitutif de la vie. Or, conçu dans toute sa généralité, l’environnement de l’homme, c’est la Terre, la planète humaine, « avec sa double enveloppe fluide5 ». Déjà à ce stade les considérations astronomiques ne sont donc pas tout à fait absentes, puisque c’est l’astrolâtrie qui assure le passage du fétichisme au polythéisme : Mars, Vénus, Jupiter, les dieux du polythéisme, sont d’abord apparus comme des « fétiches sidériques  ». Et, si l’astrolâtrie marque un tournant dans notre histoire, c’est aussi qu’elle nécessitait la formation d’une classe sacerdotale vouée à l’observation de ces fétiches d’un nouveau type.

Comte privilégie toutefois l’approche biologique. C’est à lui que nous devons le concept biologique de milieu et les positivistes comptent parmi les fondateurs de l’écologie, qu’ils préféraient appeler mésologie, science des milieux6. C’est dans ce cadre que Comte s’est intéressé au rapport de l’homme à l’animal. Dès 1839, il souligne « l’aptitude spéciale du fétichisme à garantir la conservation des animaux utiles7 » et les développements qu’il consacrera plus tard au sujet ont fait dire à Lévi-Strauss, qui n’hésitera pas à les qualifier de prophétiques, que, « parmi les grands philosophes, Auguste Comte est probablement l’un de ceux qui ont prêté le plus d’attention aux problèmes des rapports entre l’homme et l’animal. Il l’a fait sous une forme que les commentateurs ont préféré ignorer, la mettant au compte de ces extravagances auxquelles ce grand génie s’est souvent livré8 ».

Toutefois, dans le Cours, une fois marquée la place irremplaçable qui revient au fétichisme, celui-ci est vite totalement perdu de vue. La question du rapport de l’homme à l’animal ne sera vraiment développée que dans le Système de politique positive. Bien plus, le problème qui nous occupe reste entier, car on ne voit pas que la Terre ait jamais compté parmi les fétiches sidériques. Pour comprendre cette promotion au rang de Grand-Fétiche, c’est le rapport singulier de l’humanité à la Terre qu’il faut examiner.

Si l’on applique à l’espèce humaine ce qui a été dit plus haut du rapport d’un organisme à son milieu, il apparaît en effet que nous sommes des habitants de la Terre, ce qui, par contrecoup, désigne cette dernière comme la planète humaine. Déjà, dans le Cours, Comte avait souligné la façon dont la vie dépend des conditions astronomiques : pour qu’une planète soit habitée, encore faut-il qu’elle soit habitable. C’était d’ailleurs le point de départ des travaux de Lovelock, le père de l’hypothèse Gaïa : lorsque la NASA chercha à savoir s’il y avait des traces de vie sur Mars, la première chose à faire était de déterminer si les conditions de la vie y étaient réunies et c’est pourquoi il lui fut demandé d’étudier la nature de l’atmosphère de cette planète.

Mais la dépendance de l’humanité envers la Terre a une signification plus profonde : elle satisfait un besoin de fixité qui semble inhérent à la nature humaine9. Considérée de ce point de vue, la planète apparaît alors comme le sol sur lequel nous pouvons faire fond. Opérant une sorte de contre-révolution copernicienne, Comte ira jusqu’à déclarer que « la conviction familière du mouvement périodique de la planète humaine, et même celle du déplacement indéterminé du monde correspondant, n’altéreront jamais la sécurité que nous inspire la liaison spéciale de l’homme à la terre10 ».

Dans un petit texte posthume au titre provocateur, La Terre ne se meut pas, Husserl confirmera le bien-fondé de cette façon de voir. Certes la Terre est un « corps  », un objet physique, mais c’est aussi ce à partir de quoi il y a pour nous des corps. La décision de faire de la Terre le Grand-Fétiche doit être vue comme une façon d’exprimer l’attachement, dans les deux sens du terme, de l’humanité à la planète humaine.

Contre la dérive des droits subjectifs

Ces ultimes développements du positivisme religieux, dans lesquels on a voulu voir le produit d’un esprit dérangé, sont-ils à mettre sur le même plan que les divers efforts pour réenchanter le monde auxquels on assiste aujourd’hui ? Il y a de bonnes raisons d’en douter. Malgré certaines convergences, les deux points de vue restent profondément différents et, à s’en tenir aux seules tentatives entreprises pour attribuer une personnalité juridique à des êtres comme des glaciers ou des cours d’eau, le positivisme offre même un antidote à ce qui apparaît bien comme une dérive des droits subjectifs.

L’absence d’une réflexion sur le droit est certainement une des plus grandes lacunes de la politique positive. Donné comme l’équivalent politique de la notion de cause, le droit n’a pas de place chez Comte ; mais cette absence est en partie compensée par un principe qui veut qu’il soit en général possible de dégager un noyau positif des doctrines métaphysiques. En l’occurrence, il suffit d’exploiter l’étroite corrélation existant entre droit et devoir : tout droit induit un devoir correspondant ; mais le droit s’oppose au devoir comme l’individuel au social et c’est pourquoi Comte propose de mettre en avant le devoir, ce qui « reproduit l’équivalent moral des droits antérieurs, sans offrir leurs graves dangers politiques11 ».

Dans le cas présent, personne ne contestera que nous ayons des devoirs envers la nature, ne serait-ce qu’en raison de nos obligations envers ceux que Comte appelait les « non-nés  ». Aussi existe-t-il un droit de l’environnement, un droit maritime, un droit aérien. Personne cependant n’a jamais songé à faire de la mer ou de l’air des sujets de droit. Pourquoi en irait-il autrement d’un glacier ou d’une rivière ? Quel devoir incomberait à une rivière ? Celui de ne pas déborder ni d’être à sec ?

Deux camps s’affrontent. D’un côté, les écologistes fondamentalistes, ou écocentristes qui demandent que soit reconnue à la nature une valeur intrinsèque, qui ne lui serait pas conférée par l’homme mais qu’elle posséderait en elle-même. Dans cette perspective, accorder une personnalité juridique à un glacier ne ferait qu’expliciter un droit en quelque sorte préexistant. De l’autre, les écologistes gestionnaires, ou anthropocentristes, soucieux eux aussi de protéger la nature, mais dans le but qu’elle continue à prodiguer ses bienfaits à l’espèce humaine. Il devrait être clair que l’écocentrisme est une contradiction dans les termes : l’oikos, c’est la demeure, l’environnement ; non le centre, mais ce qui est autour du centre. De quoi l’environnement serait-il le centre ? Comme le dit très bien Pascal Acot, les dégradations de l’environnement ne sont pas des crimes contre la nature mais des crimes contre l’humanité12.

Accorder à une rivière, à un glacier, un statut de personne, même s’il ne s’agit que de personnalité juridique, c’est bien faire un pas en direction du fétichisme, mais le fétichisme vers lequel on s’achemine ainsi n’est pas celui dans lequel le fondateur du positivisme proposait de s’engager. On s’est en effet profondément mépris sur les intentions de Comte dans ces passages dont on s’est tant moqué, où il attribuait au Grand-Fétiche le désir de modifier sa trajectoire afin de faciliter le développement de la vie. Quand il écrivait cela, il avait en tête le chant X du Paradis perdu de Milton, où Dieu, pour punir les hommes, envoie des anges modifier le plan de l’écliptique. La réhabilitation du fétichisme peut être pensée chez lui comme une forme de réenchantement du monde, mais qui passe non par le droit mais par l’art, désormais placé au-dessus de la science.


  1. Comte, Synthèse subjective ou Système universel des conceptions propres à l’état normal de l’humanité, Victor Dalmont, 1856, p. 10-11.
  2. S. Mill, Auguste Comte et le positivisme (1865), traduit de l’anglais par le Dr G. Clemenceau, texte revu et présenté par M. Bourdeau, L’Harmattan, « Commentaires philosophiques  », 1999, p. 201.
  3. Voir Canguilhem, « Histoire des religions et histoire des sciences dans la théorie du fétichisme chez Auguste Comte  », in Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Vrin, 1968, 81-97.
  4. A. Comte, Système de politique positive ou Traité de sociologie instituant la religion de l’Humanité, t. II (1852), édition présentée et annotée par Bourdeau et E. d’Hombres, Hermann, 2022, p. 86.
  5. A. Comte, Synthèse subjective, op. cit., p. 24.
  6. Voir J.-Fr. Braunstein, La Philosophie de la médecine d’Auguste Comte. Vaches carnivores, Vierge Mère et morts vivants, Presses universitaires de France, 2009, p. 114-130.
  7. A. Comte, Cours de philosophie positive, 52e leçon (1840), édition présentée et annotée par M. Serres et al., Hermann, 1975, t. II, p. 262.
  8. C. Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles  », Études rurales, nºs 157-158, 2001, p. 9-14.
  9. Voir M. Bourdeau, « Pouvoir spirituel et fixation des croyances », Commentaire, nos 136, 2011/4, p. 1 095-1 104.
  10. A. Comte, Système de politique positive, t. II, op. cit., p. 207.
  11. A. Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme (1848), édition présentée par A. Petit, Flammarion, « GF », 1998, p. 386.
  12. P. Acot, L’Écologie de la libération. Les dégradations de l’environnement sont des crimes contre l’humanité, Le Temps des Cerises, 2017 ; du même auteur, Climat,un débat dévoyé? Éléments de réponse, Armand Colin, 2010.

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